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Comptes-rendus
de Lecture
FARGE,
A., Le bracelet de parchemin. L'écrit sur soi au XVIIIe s.,
Paris, Bayard, coll. Le rayon des curiosités, 2003, 120p.
Liste
des comptes-rendus de lecture
Dans
son nouvel ouvrage, A. Farge s'intéresse aux traces écrites
que portent les "gens de peu" (pour reprendre l'expression de
P. Sansot) au XVIIIe s., comme des traces de ce qu'ils sont, même
si certains d'entre eux ne savent pas vraiment les lire.
Parmi toutes ses traces, il en est une spécifique, le bracelet
de parchemin trouvé au bras d'hommes et de femmes décédés.
Selon les cas, on y trouve un nom, des signes difficiles à interpréter,
le nom d'un hôpital. L'historien peut encore les consulter aux archives,
en particulier celles de la prévôté d'Île-de-France.
D'autres écrits portés par ces personnes sont conservés
mais, jusque là, les historiens n'y ont pas vraiment prêté
attention. A. Farge suggère que ce désintérêt
provient de l'incapacité à concevoir que des analphabètes
puissent être porteurs de documents écrits qui nous renseignaient
sur eux (15). Or, on ne peut réduire la culture des pauvres à
leurs vêtements, à leurs superstitions ou à leurs
corps meurtris. "Ils vivent avec l'écrit sur eux" (16).
"Au fond, que sont ces billets sur soi sinon une pratique ordinaire
de l'écrit chez des individus quasiment illettrés"
(17-18). Dans ces différents écrits, l'auteure voit une
forme de désir, un ailleurs.
Ce court ouvrage comporte deux chapitres. Le premier est consacré
au "Mots sur soi" (21-52), l'ensemble de la documentation est
présenté.
La diversité des écrits sur soi est la caractéristique
frappante, sans véritable cohérence. La forme est variée,
billets imprimés, écrits à la main, marques écrites
à même les vêtements, cartes à jouer…
Calligraphie et orthographe témoignent également de cette
diversité.
Chaque écrit "renvoie à une fonction, à une
décision, à une appartenance ou à une intention"
(34-35). Un compte appartient au monde marchand, une adresse mal écrite
à la culture, à la communication écrite. Ces gestes
de l'écriture sont le plus souvent inconnus des historiens alors
même qu'ils permettent de faire "l'histoire des possibilités
infinies de l'écrit" (36). Ces écrits sont aussi le
signe de l'autorité des institutions sur les individus (certificats
de baptême, congés de soldats, passages d'octroi…).
Rarement, les individus portent des lettres sur eux, des messages à
porter (nature économique le plus souvent), des correspondances
privées (reproches destinés à la famille, demandes
de pardon). Les documents économiques dominent dans les poches
de ces individus, papiers attestant des ventes de marchandises, évoquant
des livraisons faites ou à faire, quittances diverses, comptes…
Ces documents permettent l'identification du cadavre et ce n'est pas un
hasard. Ces écrits donnent accès à une sépulture
chrétienne. Nombreux sont en effet les écrits qui rendent
possible une identification, des papiers militaires, un certificat de
baptême, une lettre de soumission (document remis au prisonnier
libéré qui lui permet de circuler en France). Ces documents
sont usés, sans doute déjà du vivant de l'individu
sur lesquels ils ont été trouvés. Ils ont accompagné
leur porteur car ils valent permission des institutions.
Il arrive que la finalité de l'écrit sur soi soit explicite
dans son texte même. "Encas quil marive quelquaccident je mapele
Louis Maupin natif de la ville de rue de Picardy 5 lieues d'Abbeville
juridiction d'Amiens étant de la religion catholique apostolique
et romaine" (cité p. 44).
Le deuxième chapitre [Le corps écrit (53-108)] propose une
analyse historique de ces documents. Une observation s'impose. La compréhension
de ces écrits souffre du manque de l'oralité, "la parole
de celui qui porte sur lui ces écrits", "celle qui accompagne
le geste de donner l'écrit conservé sur soi" (62) "indispensable
ciment de la véracité de l'écrit et de l'authentification
de sa signification" (63). Par la parole, la présentation
d'un document devient une manifestation de l'appartenance à la
communauté sociale.
Que nous disent ces écrits sur l'écriture et la lecture
dans les milieux populaires dans la France du XVIIIe s. ? Le taux d'alphabétisation
des villes, plus élevé que celui des zones rurales varie
en fonction de deux critères, la fortune possédée
et l'activité professionnelle (outre le sexe). Il faut également
distinguer le "peuple installé" (expression de Daniel
Roche) du peuple migrant ou selon la formule d'A. Farge du "peuple
en marche" (65). Ces migrants traversent Paris par dizaines de milliers
chaque année et en emportent des écrits multiples avec eux
après avoir eu une certaine proximité avec des cultures
écrites diverses (placards…). Cette fréquentation
de l'écrit, cette familiarité, même si elle ne s'accompagne
pas d'une maîtrise de l'écriture ou même de la lecture,
ouvre un large accès à de multiples connaissances. "Quelque
chose de l'information des Lumières parvient jusqu'à lui
[le migrant]" (65). "Le mot, le signe écrit, l'adresse,
le calcul sont des morceaux de savoir qui les [les migrants] accompagnent"
(66). Ainsi, ces documents permettent de retracer la culture d'individus
qu'il ne faut pas comparer avec la culture dominante, c'est-à-dire
la considérer comme un ensemble incomplet de savoirs.
Le nom que l'on trouve dans ces écrits figure le plus souvent sur
des documents liés à des institutions, à des autorités
qui classent, contrôlent et surveillent. L'écriture du nom
est liée au pouvoir du groupe sur l'individu mais dans le même
temps l'individu peut se réjouir d'être reconnu par la société.
Le plus souvent, ces défunts ne laissent que des initiales sur
leurs vêtements qui ne sont pas nécessairement les leurs.
On ne doit donc pas aller trop loin dans l'analyse.
Le travail que ces individus accomplissaient avant de mourir laisse également
des traces écrites sur eux : lettres qu'ils devaient remettre,
recommandations par d'anciens employeurs. Les lettres retrouvées
donnent de même des renseignements importants sur l'entrée
de ces individus dans une certaine culture écrite. "En effet,
ayant besoin d'écrire ou ayant le désir d'écrire,
on entre dans une forme légitimée de culture à laquelle
on croit ou on commence à écrire ; dès lors se conjurent
les maléfices de l'ignorance ainsi que ceux, plus subtils encore
et plus pervers, de la magie diabolique du livre et de l'écrit"
(90).
Cet ouvrage propose une double réflexion, sur les populations marginales
et sur les fonctions de l'écriture. En creux, c'est bien un questionnement
sur l'histoire qui se dessine, sur son aptitude à saisir certains
groupes humaines, leurs souffrances et leurs espoirs, leurs cultures.
"Le billet sur soi parfois retrouvé devient une trace de l'humain
qui fit projet, et l'on s'inquiète peu de ce pouvoir qu'a l'historien
d'énoncer à partir de là un savoir, né de
traces que les traces portaient sans savoir" (111). Dans le même
temps, cette enquête met à mal les classifications habituelles
entre alphabétisés et analphabètes. "Peu ou
prou, ces hommes et femmes accidentés possèdent sur eux
toutes les fonctions de l'écriture, et le désordre apparent
de ces fonctions n'empêche aucunement l'éclat de leurs existences,
composant et recomposant leurs potentialités plurielles" (108).
En quelques dizaines de pages, A. Farge nous propose rien moins que la
découverte d'un autre XVIIIe s., celui des individus entre écriture
et oralité, au-delà de la distinction factice entre culture
savante et culture populaire. L'ambition épistémologique
de l'auteure tout autant que les multiples exemples de vie qu'elle met
au jour font de cet ouvrage un vrai bonheur de lecture pour tous les passionnés
d'histoire.
Christophe
Pébarthe
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